Droits humains et entreprises : Un tournant réglementaire pour des pratiques plus responsables
Face à des abus persistants tels que le travail forcé et le travail des enfants, les nouvelles réglementations européennes, comme la CSRD et la CSDDD, imposent aux entreprises des obligations accrues en matière de transparence et de diligence raisonnable. Dans le cadre de notre partenariat avec De Gaulle Fleurance pour la 5ème édition 2024 de l'Observatoire des Transitions Sociétales, Charles Autheman, conférencier en business et droits humains à HEC Paris, dresse un état des lieux des droits humains, analyse l’impact des nouvelles lois et explore les bonnes pratiques émergentes pour un avenir plus équitable.

« Les évolutions réglementaires ont déjà engendré des changements notables dans les pratiques des entreprises, les encourageant à prendre en compte les droits humains »
État des Lieux des Droits Humains
Pouvez-vous nous fournir un aperçu de la situation actuelle des droits humains à l'échelle mondiale, et plus spécifiquement en Europe ? Quels sont les principaux abus des droits humains observés aujourd'hui et dans quels secteurs/pays sont-ils les plus fréquents ?
La situation des droits humains à l’échelle mondiale est vaste et complexe, car elle englobe un ensemble varié de droits, reconnus et codifiés au fil du temps, notamment par la Déclaration Universelle des droits de l’homme (1948). Ces droits s’organisent en plusieurs catégories. Il y a par exemple les droits dits « négatifs ». Ces droits garantissent des libertés individuelles que l’Etat doit éviter d’enfreindre (comme la liberté d’expression). Il y a également les droits dits « positifs », souvent de nature économique, sociale ou culturelle, qui nécessitent une intervention active de l’État pour pouvoir être exercés (comme le droit à la sécurité sociale).
Une autre dichotomie existe entre les droits individuels et collectifs. Ces derniers, liés à des enjeux de durabilité ou d’interconnexion avec la planète, commencent à être définis, comme en témoigne la reconnaissance récente par l’Assemblée Générale des Nations Unies d’un droit à un environnement sain et un air pur. On comprend aisément la diversité des sujets et inévitablement les différences de vulnérabilité en fonction des contextes nationaux.
Concernant la relation entre les entreprises et les droits humains, certains indicateurs montrent une situation préoccupante. Par exemple, le travail des enfants est actuellement estimé à 160 millions d’enfants dans le monde, dont une grande majorité se trouve en Afrique subsaharienne, principalement dans l'agriculture. Tendanciellement, après une réduction assez forte lors de la précédente décennie, les estimations laissent entrevoir une stagnation voire une augmentation à l’échelle mondiale. Le travail forcé est quant à lui estimé à 27,6 millions de personnes en 2022, en hausse de 5 millions par rapport à 2017. On trouve des cas de travail forcé sur tous les continents et dans des secteurs variés comme les services, l’industrie manufacturière ou la construction.
Sur le continent européen, le travail des enfants n’est pas un problème majeur mais il existe des nuances selon les pays. Le travail forcé est en revanche un sujet de préoccupation, avec une prévalence de 4,4 pour 1000 en Europe et Asie centrale. Une vision holistique devrait par ailleurs regarder, comme c’est le cas pour les émissions de gaz à effet de serre, dans quelle mesure les activités économiques, importations et pratiques de consommation sur le sol européen participent au travail des enfants et au travail forcé à l’extérieur du territoire européen.
Dans l’ensemble, les tendances actuelles révèlent que sur des sujets comme le travail des enfants et le travail forcé, les objectifs établis par la communauté internationale dans le cadre des ODD (élimination à horizon 2025 et 2030 respectivement) sont inatteignables. Il est crucial de réfléchir en Europe aux actions à mettre en place pour corriger cette situation.
Impact des Nouvelles Réglementations
Selon vous, les nouvelles réglementations telles que la CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive), la CSDDD (Corporate Sustainability Due Diligence Directive), et le règlement relatif au travail forcé, ont-elles commencé à montrer des signes d'amélioration des droits humains ? Quels sont les principaux défis auxquels ces réglementations sont confrontées dans leur mise en œuvre et leur application ?
Il est essentiel d’examiner conjointement ces nouvelles réglementations qui visent à améliorer la transparence et l’harmonisation des communications extra-financières sur la durabilité. La CSRD a pour objectif d'harmoniser un cadre fragmenté, permettant aux entreprises de mieux refléter leur performance. La CSDDD imposent des obligations de diligence raisonnable sur les droits humains et l’environnement. Enfin, l’interdiction d’importer, d’exporter ou de commercialiser des produits fabriqués par le biais du travail forcé renforce cette cohérence réglementaire.
En termes d’impact, il est encore un peu tôt pour porter un jugement tranché dans la mesure où ces réglementations entrent progressivement en vigueur. Toutefois, le contenu des textes étant désormais connu, il est possible d’observer comment les entreprises commencent à se structurer afin de s’y conformer.
Les entreprises, notamment les multinationales européennes, s’organisent pour répondre aux nouvelles exigences de ces réglementations. Les équipes durabilité, achats ou finance sont amenées à faire évoluer leurs pratiques pour éviter les éventuels risques matériels, réputationnels et juridiques.
Il existe peu de recul sur de telles législations et l’impact réel sur les droits humains. En regardant des initiatives comparables comme les dispositions américaines interdisant l’importation des produits issues du travail forcé, force est de constater que les entreprises adoptent des comportements ambivalents. Si certaines choisissent d'engager un dialogue constructif avec les fournisseurs à risque, conformément aux attentes du législateur, d’autres font le choix de rompre brutalement les relations commerciales, ce qui peut avoir des conséquences dramatiques pour des travailleurs qui sont déjà vulnérables.
En somme, bien que ces textes aient pour objectif de promouvoir une conduite responsable des entreprises, les conséquences réelles sur le terrain demeurent incertaines. D’ailleurs, il est opportun de noter que la mise en place du règlement européen sur le travail forcé n’a pas été accompagnée d’une étude d'impact approfondie, soulevant des interrogations légitimes sur sa mise en œuvre et son effet potentiel sur les situations de travail forcé.
Règlementations sur les produits issus du travail forcé
Pouvez-vous nous expliquer l'importance des lois qui interdisent l’importation des produits issues du travail forcé, à l’instar du US Tariff Act, section 307. Comment s'inscrivent-elles dans le cadre plus large de la protection des droits humains ?
L'idée de sanctionner commercialement les produits issus de violations des droits humains remonte à des périodes anciennes, notamment durant la traite négrière et l'esclavage. Des mouvements de boycott existaient déjà pour s'opposer à la commercialisation de tels produits.
Aux États-Unis, des mécanismes d'interdiction ont été introduits dès les années ‘30 avec une loi sur les droits de douanes qui, entre autres dispositions, a permis aux autorités douanières de saisir des produits avant leur entrée sur le marché américain s'ils sont fabriqués, totalement ou en partie, avec du travail forcé. Cela soulève des questions juridiques complexes, notamment sur la définition de « en partie ». Par exemple, si un produit contient 0,001 % d'un minerai issu du travail forcé, il peut techniquement être saisi. Ce texte incarne une approche puissante et répressive de la protection des droits humains.
Par opposition, la diligence raisonnable obligatoire est généralement perçue comme une approche incitative (logique de "carotte"). Le législateur encourage un comportement vertueux et assigne à l’entreprise une obligation de moyen en matière de diligence raisonnable. L’objectif est de favoriser des démarches proactives en matière d’identification, d’évaluation et de correction des risques liés aux droits humains.
Les mécanismes d’interdiction d’importation des produits issus du travail forcé relèvent d'une approche coercitive. Le législateur a la capacité de sanctionner les acteurs qui ne respectent pas les règles, créant ainsi un instrument dissuasif. Ce texte vise un sujet sensible pour l’entreprise : sa capacité à exporter sans entrave ses produits sur le marché américain. Pour les entreprises dépendant de ce marché, se voir refuser l’accès au marché américain constitue une menace significative.
Dans le cas du règlement européen, le cadre est plus sophistiqué : il bloque non seulement les importations sur le marché européen, mais également les exportations depuis le marché européen et la mise en vente sur le marché domestique de produits fabriqués localement avec du travail forcé.
En somme, l'idée est claire : pour protéger efficacement les droits humains, il est nécessaire de disposer d'outils puissants qui font peser une menace forte sur les entreprises et les poussent à se mettre en conformité.
Quels impacts concrets ces réglementations ont-t-elles eu jusqu'à présent sur les pratiques des entreprises et sur la lutte contre le travail forcé ?
Pour évaluer l'impact concret de ces réglementations, il est intéressant de se tourner vers les États-Unis, où des mesures sont en vigueur depuis plusieurs années, ce qui permet de mesurer des résultats tangibles. Un exemple marquant est celui de l'industrie des gants en latex de caoutchouc. En 2021, une série d'interdictions d'importation a été mise en place, ciblant plusieurs entreprises malaisiennes, dont Top Glove, le principal acteur du marché, en réponse à des soupçons de travail forcé dans la chaîne de valeur.
Cette décision des autorités américaines a entraîné des conséquences significatives : les cargaisons de gants ont été bloquées dans les ports américains, ce qui a entraîné des pertes financières considérables pour l'entreprise. Les gants, pourtant essentiels dans le contexte de la pandémie de COVID-19, se sont retrouvés bloqués par les douanes avec les conséquences financières et un risque de dégradation des produits en attente d’une résolution de l’affaire.
Au niveau boursier, Top Glove, qui avait connu une explosion de ses ventes pendant la pandémie, a vu sa capitalisation boursière chuter au point de revenir à des niveaux similaires à ceux d’avant la crise sanitaire, malgré une demande toujours forte. Bien qu'il n'existe pas de lois spécifiques sur la diligence raisonnable aux États-Unis ou en Malaisie, cette situation a contraint Top Glove à adopter des pratiques de diligence raisonnable, à identifier les problèmes de travail forcé et à revoir ses processus de production.
Cet exemple illustre l'impact puissant de ces réglementations, montrant comment elles peuvent inciter les entreprises à agir de manière plus responsable. Cependant, il est important de noter que d'autres cas ont montré des conséquences moins favorables, mettant en évidence la complexité de la mise en œuvre de telles mesures.
En résumé, ce type de réglementation a déjà produit des changements notables dans les pratiques des entreprises, les obligeant à prendre en compte les enjeux éthiques et sociaux. Toutefois, les résultats peuvent varier, et certaines entreprises peuvent rencontrer des défis pour s'adapter aux nouvelles exigences.
Réactions des Entreprises
Comment les entreprises réagissent-elles aux nouvelles réglementations en matière de droits humains ? Observez-vous une véritable volonté de changement ou plutôt une approche de conformité minimale ?
La situation est assez fragmentée et donne l'impression d'un certain tâtonnement. Cela peut s'expliquer par le fait que les textes législatifs arrivent de manière décalée, même si le législateur européen cherche un effet d’alignement et de cohérence. Cette désynchronisation rend la lisibilité difficile pour les entreprises, qui pourraient agir de manière plus uniforme avec un cadre clair et cohérent.
Prenons l'exemple du travail forcé : ces crimes sont complexes et difficiles à identifier. Les entreprises peuvent être exposées à diverses formes de travail forcé, chacune nécessitant une réponse adaptée. Cela peut impliquer des changements dans les politiques d'achats, de ressources humaines ou de santé et sécurité au travail, en fonction de la nature de l'entreprise, de sa localisation et des risques auxquels elle fait face. C'est pourquoi des approches telles que la diligence raisonnable, la cartographie des risques et l'analyse individualisée de la situation sont cruciales.
Ce qui est toutefois indéniable, c'est le mouvement de fond avec des réactions de la part de nombreuses entreprises. Bien qu'elles le fassent de manière variée, il est rare de trouver une entreprise qui ne se sente pas concernée par ces enjeux. Les motivations derrière ces réactions peuvent inclure des changements au niveau du leadership, des pressions de la part des investisseurs ou des consommateurs, ou la crainte d'une action judiciaire et d’une controverse médiatique.
À mon sens, beaucoup d'entreprises adoptent une approche de conformité. Les estimations mondiales sur le travail des enfants et le travail forcé sont connues de ceux qui s'intéressent à ces questions et sont des données publiques qui étaient disponibles bien avant l'adoption des textes législatifs. Malgré l’existence de ces chiffres, ce sont plutôt des tragédies comme l’accident industriel du Rana Plaza au Bangladesh en 2013 qui jouent un rôle d’accélérateur, aussi bien dans l'émergence des législations que dans les changements au sein des entreprises.
Cela dit, même des événements aussi marquants n'ont pas conduit à un bouleversement radical dans le comportement des entreprises. Si certaines montrent une réelle volonté de changement, ce n’est pas nécessairement la majorité. Pour beaucoup, l'accent est mis sur la conformité minimale, ce qui est compréhensible dans un contexte où le risque devient de plus en plus matériel et réel. Cette volonté de conformité est un premier pas positif, mais elle doit être soutenue par un engagement plus profond en faveur du respect et de la promotion des droits humains.
Avez-vous des exemples de bonnes pratiques mises en place par certaines entreprises pour respecter et promouvoir les droits humains ?
Il existe de nombreux exemples de bonnes pratiques en matière de droits humains, couvrant un large éventail de sujets. Toutefois, il est difficile de trouver une entreprise qui respecte parfaitement tous les critères, même lorsqu'on se centre uniquement sur les droits fondamentaux au travail : la liberté associative et la négociation collective, la lutte contre le travail forcé et le travail des enfants, la prévention de toute forme de discrimination, et la santé et la sécurité au travail. Cela met en lumière l'ampleur du chantier devant nous.
Historiquement, en l'absence de législations spécifiques, certaines pratiques qui s’apparenteraient à des abus relatifs aux droits fondamentaux au travail ont été tolérées. Par exemple, certaines entreprises ont pu adopter des positions ouvertement antisyndicales, sans que cela ne débouche sur des sanctions.
Certaines entreprises ont pris des mesures intéressantes, par exemple en révisant leurs politiques de recrutement, notamment en ce qui concerne les travailleurs migrants. Ces changements ont pu être déclenchés par des scandales ou une exposition médiatique accrue, mettant en lumière des lacunes dans la diligence raisonnable et les politiques de recrutement des travailleurs à faible rémunération. La servitude par la dette, un indicateur du travail forcé, peut exister dans la chaîne de valeur d’une entreprise si la vigilance est insuffisante.
En examinant plus en profondeur, on peut découvrir des pratiques vertueuses, parfois même à l'échelle sectorielle, à travers des alliances multi-acteurs qui s'attaquent à des problématiques spécifiques. Toutefois, la CSRD pourrait révéler que certaines entreprises, bien que reconnues pour leurs efforts sur un sujet donné, négligent d'autres aspects des droits humains. Une vision holistique est cruciale pour évaluer la performance globale des entreprises en matière de droits humains.

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